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Chères auditrices, chers auditeurs, depuis hier, nous sommes en été et ils nous tendent enfin leurs bras. Qui ? Les cafés, bien sûr ! Ils nous ont tant manqué ces derniers temps que j’avais très envie de leur rendre hommage. Et ce sont les écrivains qui en parlent le mieux !
Pour aborder le sujet, commençons par quelques pages écrites par Marc Augé dans ce petit livre que je vous recommande « Eloge du bistrot parisien ». Dans ce chapitre, l’auteur, qui l’a beaucoup fréquenté (le bistrot), l’appelle « un espace en mouvement ».
« On va prendre un verre ? «. Répondre à la question (ou la poser), c’est céder par avance à une force d’attraction particulière, un tropisme qui pousse vers tel bistrot plutôt qu’un autre, s’il y a le choix, et même, à l’intérieur du bistrot, vers tel coin plutôt que tel autre. Cette histoire de préférence spatiale est importante car les occasions de l’exercer dans la vie quotidienne sont rares ; quand les circonstances sont favorables, le bistrot représente, de ce point de vue, un lieu idéal. Dans la brasserie qu’il m’arrive de fréquenter, j’ai remarqué que chaque matin un homme était installé, toujours à la même table, dans un endroit exceptionnel (vue simultanée sur le comptoir, la salle et la terrasse), et profitait de l’ouverture de l’établissement à l’espace cybernétique (Wi-Fi gratuit) pour répondre à son courrier ou travailler sur son ordinateur. Chercheur ? Ecrivain inspiré ? Rédacteur de rapports techniques et confidentiels ? Je ne sais. Toujours est-il que cet homme discret réalise l’idéal d’une forme de vie centrée sur une activité précise dans un lieu bien défini où s’accomplit pleinement la convention sociale implicite du bistrot : un simple signe vers le comptoir et on lui apporte son troisième café de la matinée ou, quand arrive midi, un demi à la mousse exubérante, avec le jambon-beurre dont il détache un morceau qu’il mâche (chew) lentement tout en relisant sa prose du matin.
Hemingway, dit-on, lorsqu’il vivait à Paris, se réfugiait en hiver, dès le matin, dans un bistrot, notamment la Closerie, parce qu’il y faisait chaud. C’était à la fois pour lui quelque chose comme un intérieur douillet (cosy) et parfois bavard, un bureau où il travaillait et un salon où il recevait.
Equilibre idéal et fragile des divers espaces, circulation des serveurs ou serveuses qui s’affairent avec plus ou moins de talent, de dextérité et de bagout (glibness), passages plus rares du patron qui vient de temps à autre saluer tel ou tel habitué : quand les rouages (machinery) sont bien huilés, la machine marche sans heurts, même aux heures du double rythme qu’impose souvent aujourd’hui la coexistence du café et du restaurant. Le navire a son capitaine, le bistrot a son patron, chef d’orchestre plus ou moins visible, mais dont le savoir-faire est essentiel à l’harmonie de l’ensemble, source éventuelle du sentiment de bien-être et de paix qui s’empare du client venu en coup de vent et qui se surprend à s’attarder, sans autre raison que de faire durer le plaisir d’une trêve imprévue.
Les bistrots sont des entreprises plus ou moins importantes. Certains patrons, en outre, sont propriétaires de plusieurs établissements. Il y a donc loin de la présence joviale et bavarde du petit patron de bistroquet qui participe à la plonge (do the dishes) et discute avec ses clients en essuyant les verres d’un geste énergique avec le torchon dont il ne semble jamais se séparer, le portant jeté à l’épaule lorsqu’il ne s’en sert pas, à celle plus feutrée (soft), plus discrète, mais non moins attentive, du maître des lieux dans une grande brasserie. Ce dernier délègue parfois une responsabilité à un ou deux assistants dont on reconnait le grade au fait qu’ils restent en tenue de ville, sans tablier.
C’est donc moins la fonction (café ou restaurant) qui fait le bistrot, que l’espace ou, plus précisément, l’espace en mouvement, et le temps ou, plus précisément, l’emploi du temps quotidien qui doit traduire du matin au soir une disponibilité sans faille. La gestion des heures creuses et des heures de pointe suppose une organisation attentive et, idéalement, invisible. Dans un bistrot inconnu, il est énervant de se voir réclamer un paiement immédiat. Dans un bistrot familier, le serveur ou la serveuse qui ont terminé leur journée sont ennuyés eux-mêmes de devoir « faire leur caisse » et, pour ce faire, d’avoir à vous demander un règlement anticipé.
C’est bien la combinaison harmonieuse de l’espace et du temps qui est source de satisfaction. Le bistrot idéal, c’est celui où, selon l’humeur du jour, on peut se glisser frileusement (skittishly) dans l’arrière salle, se rapprocher du comptoir ou affronter ouvertement le monde extérieur depuis la terrasse, couverte ou non (là encore c’est affaire d’humeur et de météo). Quand s’opère la coïncidence entre le besoin surgi (emerged) d’un coup et la possibilité concrète de le réaliser (« une table vient de se libérer, vous aurez votre place habituelle ! », susurre (whisper) le serveur complice), un sentiment de plénitude heureuse surgit, de façon certes aussi disproportionnée qu’inopinée (unannonced), mais qui tient au fait que, on en a la certitude, cette fois-ci les choses sont bien parties.
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De 2014 à 2018, Chantal Thomas, a voyagé à travers le monde en écrivant une chronique par mois pour un journal français, dans le but de partager ses impressions, ses sensations. Ses histoires émouvantes ont été réunies dans un recueil « Café Vivre ». Dans ce passage, elle nous parle d’un café, son préféré à New York.
Aller, au premier jour, prendre mon petit-déjeuner au Café Orlin, situé 41 St Mark’s Place, dans l’East Village.
Mes pas m’y conduisent spontanément. Je vois déjà la terrasse vide à une heure aussi matinale, les marches qui mènent à la grande salle un peu sombre, où une musique de jazz en sourdine renforce l’impression de pénétrer dans une ombre propice. Les plantes vertes, les miroirs, les tables au bois usé par la succession des clients depuis presque quarante ans (une durée d’importance en ce pays). Ma table est près de la vitre, ce qui me permet de regarder passer les gens tout en continuant de rêver, de lire ou d’écrire. Bref, le Café Orlin est idéal : tout en vous offrant l’infinie variété du spectacle du monde, il vous assure un espace d’intimité délimité par une invisible mais infranchissable frontière. Dans son livre, M Train, la célèbre chanteuse rock et poétesse Patti Smith, amie du photographe Robert Mapplethorpe, écrit de ses réveils new-yorkais : « En ouvrant les yeux, je me suis levée, suis allée d’un pas chancelant dans la salle de bain où je me suis vivement aspergé (sprayed) le visage d’eau froide. J’ai enfilé mes bottes, nourrit les chats, j’ai attrapé mon bonnet et mon vieux manteau noir, et j’ai pris le chemin si souvent emprunté, traversant la large avenue jusqu’au petit café de Bedford Street, dans Greenwich Village. » Le Café ‘Ino. Son café. Elle va droit à sa table, avale la première gorgée (sip) du breuvage amer et brûlant, et savoure le plaisir de « se retirer dans sa propre atmosphère ». Patti Smith aime tant les cafés qu’à un moment de sa vie elle songe à en ouvrir un et va jusqu’à louer un rez-de-chaussée dans l’East Village. Mais elle se contentera, en définitive, de son rêve. « J’y pensais tellement que je pouvais presque y entrer : le Café Nerval, un petit port où des poètes et des voyageurs trouveraient la simplicité d’un abri. »
Ces jours-ci, M Train ne me quitte pas. Je l’ai avec moi lorsque j’arrive, pleine d’impatience, devant le Café Orlin. Non ! Ce n’est pas possible ! Le café est fermé d’une grille de fer, couverte de graffitis. Un panneau nous conseille de chercher ailleurs. Comme si les cafés étaient interchangeables, comme si ce subtil tissage (weave) grâce auquel un lieu public peut devenir une forme de chez soi sans la monotonie d’un chez soi se produisait sur commande. Atterrée (dismayed), je me mets en quête d’un autre café. Le plus proche : un Starbucks, tout à côté un autre Starbucks, le même, et ainsi de suite, à Saint-Pétersbourg, Hiroshima, Florence, ou Honfleur…j’entre dans n’importe lequel, vais chercher un café au comptoir et reprends Patti Smith. Je me glisse à sa suite dans le Café Nerval, déjà occupé de quelques poètes et voyageurs perdus dans leurs pensées.
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Et pour célébrer ce thème en poésie, je vous offre ce petit bijou qui parle d’adolescence, de juin, d’amour et de…cafés, lieux qu’ici le poète adore autant qu’il les fuit ! Il a été écrit en 1870 par Arthur Rimbaud. Fermez les yeux, c’est charmant !
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs
(noisy) aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits – la ville n’est pas loin –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
II
– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser (carry away)
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…
III
Le cœur fou robinsonne
(wander) à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
IV
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…
– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

Catherine
Après une enfance et une adolescence en Afrique, Catherine a étudié le théâtre et la littérature en France. Elle « est montée » à Paris et a été comédienne pendant 15 ans.
Aujourd’hui elle est professeur. Elle vit entre Paris et l’Andalousie.
Elle aime toujours jouer avec les mots et avec sa voix pour faire partager son amour du Français.
" Parler une langue c’est exprimer des goûts, des émotions, des opinions…et c’est aussi physique ! On doit s’entrainer comme un sportif ou comme un acteur 🙂 "
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